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LA LETTRE 
ET LA PHOTO


Cette année, j'ai la chance d'être accueillie en résidence par la galerie Le Carré d'Art à Chartres de Bretagne (Réseau Diagonal), pour y développer un travail autour de la santé mentale. Je vous livre ici mon journal de résidence. Retrouvez les précédentes lettres de ce journal ici.


 

Journal de résidence

JANVIER 2023 (avec du retard ;-)


 

Comme le flux de la rivière qui s'écoule.
Comme le son du feu qui crépite.
Comme le mouvement des vagues qui s'échouent.
La vie dans les cafés.

 

Je vous écris du PMU de Chartres de Bretagne. Alors que ma résidence touche bientôt à sa fin, j'accorde du temps à l'écriture, à ces lettres qu'il me tient à cœur de vous écrire. Ce matin, je m’interroge sur les ressorts de mes pulsions créatrices. Je me demande particulièrement d'où vient mon besoin de confrontation à l'altérité, à l'autre, celui qui serait différent de moi par nature.

 

Pour tenter d'apporter une réponse à cette question, un petit détour vers les théories psychanalytiques s'impose. « Le processus de formation de l’identité passe par deux dimensions symétriques : l’identification qui permet de se construire comme l’autre et la différenciation qui permet de se construire en tant que soi. Être soi, vivre sa différence en se respectant et en respectant celle de l’autre est un chemin de différenciation. Ce processus de différenciation est impératif pour assurer le fondement de son identité et pour s’ouvrir à l’altérité1. »

 

L'altérité participe donc au processus de notre construction identitaire. En d'autres mots : se confronter à la différence nous aide à nous penser nous même, que cela soit dans une dynamique d'opposition ou de similarité. Théoriquement, ce processus identitaire se déroule durant la petite enfance, essentiellement dans la relation au parent. À défaut de vivre dans un environnement qui permet ce processus, l'enfant et l'adulte en devenir vivra avec des failles narcissiques qui pourront se traduire par des difficultés relationnelles, une estime de soi diminuée, un manque de confiance en soi ou encore un sentiment d'insécurité.

 

Note pour plus tard : en parler à ma thérapeute.

 

Qu'exprime alors chez moi ce désir persistant d'aller à la rencontre de l'autre ? La curiosité ne suffirait pas à expliquer mon obsession. Ce que je sais, et qui n'a pas grand chose à voir avec ma construction psychique, c'est que je déteste vivre avec des préjugés. Or, si j'observe les dynamiques d'attraction/répulsion qui m’agitent lorsque je choisis un sujet photographique, je constate, qu'en leur cœur, se trouvent souvent des préjugés, des peurs ou des représentations qui ne me satisfont pas. C'est d'ailleurs ce qui m'a amené à vivre six mois avec des personnes sortant de prison aux États-Unis, et c'est aussi ce qui m'a incité à vouloir travailler à l'hôpital psychiatrique cette année.

 

Au départ, comme je l'ai déjà expliqué, c'est mon propre parcours psychiatrique qui m'a donné envie d'explorer la thématique de la santé mentale. À l'expérience de patiente, j'avais besoin d'associer celle de la chercheuse munie d'un appareil photo. Or, à titre personnel, je n'ai jamais été hospitalisée en service psychiatrique. Au départ de ce projet, je ne sais donc rien de l’hôpital. Par contre, je sais que je vis avec des représentations dont j'ai envie de me délester. Ces représentations me viennent principalement de productions artistiques (art, littérature et pop culture) et de la figure populaire du « fou » ; le fou, c'est autre qui dérange. Ces représentations sont sombres et peu nuancées. Elles nient par ailleurs le rapport d'interdépendance entre les malades et leur société.

 

Du côté de la pop culture, le cinéma (masculin) a produit de très bons films qui mettent en scène la folie : Vol au-dessus d'un nid de coucou (Miloš Forman - 1975), Shutter Island (Martin Scorsese - 2010), Mulholland Drive (David Lynch - 2001), Psychose (Alfred Hitchcock – 1960), ou encore Black Swan (Darren Aronofsky - 2010). Ce qui m'interroge cependant c'est la représentation persistante d'une « folie » qui serait nécessairement dangereuse pour la société. Les fous sont enfermés. Les fous sont des psychopathes, particulièrement lorsqu'il s'agit de personnages masculins. Dans le cas des personnages féminins (Mulholland Drive ou Black Swan), la représentation de la folie est plus intérieure. Ici, les personnages se débattent avec leur souffrance il me semble. Les personnages féminins semblent être davantage des dangers pour eux-mêmes. Notons au passage que les représentations de la folie sont bel et bien genrées.... Bon, en fait, pas besoin d'aller chercher du côté du cinéma pour cela. Merci Charcot2. Nous sommes toutes des hystériques en puissance.

 

Du côté de la photographie, le projet auquel on pense en premier est celui de Raymond Depardon (si on oublie ce cher professeur Charcot). Au début des années 1980, Depardon photographie l'asile de San Clemente à l'occasion du démembrement des hôpitaux psychiatriques italiens. Ses photographies sont iconiques. On y retrouve les mêmes fous que ceux imaginés par Miloš Forman. Ces deux projets datent de la même époque ; ils entretiennent un lien de filiation avec le premier (et très beau) film du documentariste américain Frederick Wiseman : Titicut follies3. Ici, la fiction et le document proposent des regards similaires. Or, ces regards ne correspondent pas à ce que j'ai pu observer ces six derniers mois à l'hôpital. Mais pourquoi ?

 

Voici plusieurs éléments de réponse et de réflexion. Premièrement, je ne suis pas entrée dans les unités d'hospitalisation. J'ai travaillé en relais avec la cafétéria de l'hôpital et dans les espaces lisière entre la cafet et les unités (chemin, parc, pied d'immeuble, terrain sportif). Je n'ai donc pas rencontré les patients lorsqu'ils et elles n'ont pas (encore) le droit de sortir. Cela constitue donc un biais dans mon expérience. Toutefois, ma production se situant du côté de l'art et non de la science, aucune rigueur scientifique ne s'impose à moi. Problème résolu. Aussi, les institutions psychiatriques et les sociétés ayant évolué, les patients auraient-ils changé ? Et si c'est le cas, quelles en seraient les raisons ?

 

À ce stade, un petit point info s'impose.

 

Les troubles psychiatriques sont traditionnellement classés en deux catégories : les psychoses et les névroses. Les troubles schizophrènes sont du côté de la psychose qui n'est pas une maladie, mais un ensemble de symptômes pouvant être associés à des troubles mentaux différents (dont la schizophrénie). On estime à 1% la population concernée par la schizophrénie. Sur l'ensemble des personnes diagnostiquées, 20% se rétablissent complètement, 40% pourront exercer une activité en milieu dit protégé, 40% ne se rétablissent pas. La différence principale entre la névrose et la psychose, c'est que du côté de la névrose, il n'y a pas de distorsion dans la perception du réel. La bipolarité et les troubles de l'humeur, les troubles anxieux, la dépression, les TOC, les Troubles du Comportement Alimentaire - TCA, etc. se situent du côté de la névrose.

 

Durant ma résidence à l'hôpital, j'ai rencontré des personnes souffrant de troubles de type névrose (bipolarité, syndrome borderline, TCA, dépression, addiction, etc.), mais aussi des personnes vivant avec une forme de psychose. Parfois les deux. Seulement, lorsque je faisais leur rencontre, ces personnes étaient sorties de la phase aiguë qui les avaient initialement amené à l’hôpital. Cela m'a offert la possibilité de montrer l'hôpital sous un autre jour. J'y ai photographié des troubles invisibles et me suis attachée à dire leur triste4 banalité et leur étonnante complexité.

 

Finalement, j'ai vécu cette résidence habitée par un étrange sentiment de normalité. Je réalise aujourd'hui que c'est moins la pulsion d'un « aller vers » une forme d'altérité qui m'a mise en mouvement, que l'élan de faire corps avec mes semblables. Je ne fais pas ici référence à mes pairs - celles et ceux qui vivent avec un trouble psychique - mais tout simplement aux personnes avec lesquelles je me sens liée, car nous sommes en définitive les agents d'une même société, celle-là même qui est en partie responsable des violences qui peuvent produire nos troubles psychiatriques.

 

1 Comprendre les blessures narcissiques par Romaine Finzi, Psychologie Magazine, Mars 2023.

2 France info : "Augustine" : quand Charcot exhibait l'hystérie https://urlz.fr/kIKK

3 Ce film a fait l'objet d'une censure durant 20 ans aux États-Unis.

4 Triste, car souvent, ces troubles semblent être en partie les conséquences de violences systémiques subies par les personnes : violences sexuelles, harcèlement au travail, violences conjugales, burn-out, etc. C'est un constat que j'avais déjà fait aux États-Unis dans le domaine des addictions.

 

À BIENTÔT

Au plaisir de vous lire
de vous entendre
ou de vous voir.


Adeline




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Photographe, je suis basée à Nantes,
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adeline praud . auteure photographe · rue Haute Roche · Nantes 44000 · France

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